I Loeb you, Jeph

Internet a changé beaucoup de choses pour la création de comics : mise en relation des auteurs à toute heure, télétravail avec le bout du monde, commande de numéros en un clic, piratage, crowdfunding... On a toutefois tendance à sous-estimer l'impact émotionnel de cette révolution technologique pour les artistes. Il y a 15-20 ans, le lien avec le public se faisait par courrier (le bon vieux "snail mail"). Le lecteur, pendant qu'il portait sa lettre timbrée jusqu'au bureau de poste, avait le temps de refroidir ses esprits et de reconsidérer son opinion hâtive. De nos jours, le troll peut déverser instantannément son fiel, sans filtre entre le cerveau et les doigts, bien au chaud dans son canapé. Et les commentaires peuvent être brutaux pour les auteurs lorsqu'ils ont mis leurs tripes dans leurs oeuvres.Il y a quelques années, j'ai dit beaucoup de mal de Jeph Loeb, villain troll que je suis. Il m'aura fallu un peu plus de temps qu'un trajet jusqu'à la Poste, mais je voudrais admettre mes torts.

Jeph Loeb

Lorsque Jeph Loeb a été nommé responsable de la branche TV de Marvel en 2010, mon troll intérieur s'est excité. Son Curriculum Vitae TV à l'époque se résumait à Smallville,  et surtout à la seconde saison de Heroes de sinistre mémoire. De quoi trembler dans les chaumières donc quand Marvel lui confie l'avenir à la TV de l'univers cinématographique Marvel, en pleine construction (Avengers est encore dans les cartons à l'époque). D'autant que Jeph est loin d'être à son meilleur niveau en 2010.

Parlons tout de suite de l'éléphant dans la pièce : Sam, le fils de Jeph, décédé en 2005 après trois ans de lutte contre le cancer de la moelle osseuse. Voilà qui est dit. Forcément, toute analyse de l'oeuvre de Jeph Loeb se doit de prendre en compte ce facteur. Il y a bien évidemment un avant et un après Sam.Avant la maladie de Sam, Jeph Loeb est une étoile montante du comics. Il écrit une partie des titres du crossover Age of Apocalypse en 1995, et signe le reboot de Captain America pour Heroes Reborn (avec Rob Liefeld) en 1996. Son Batman: The Long Halloween gagne un Wizard Fan Award en 1997 et un Eisner Award en 1998, la suite Dark Victory un autre Eisner Award en 2002, son run sur Superman avec Ed McGuiness en 1999 fait un carton... Sans oublier Batman: Hush avec Jim Lee en 2002 qui a monopolisé la tête des ventes pendant un an, et qui continue de se vendre comme des petits pains en Trade Paperback. Cette ascension se termine en feu d'artifice avec sa série multicolore avec Tim Sale : Daredevil: Yellow ("oh la belle jaune"), Spider-Man: Blue ("oh la belle bleue"), et Hulk: Gray ("oh la belle... euh").

On pouvait déjà sentir l'essoufflement sur Spider-Man: Blue. Et quand sort Superman/Batman en 2003, certains lecteurs sont atterrés. Ou peut-être était-ce plus simplement le début de la maladie de Sam. Avec le recul, beaucoup de choses s'expliquent. Mais à l'époque difficile de savoir ce qui se passe dans la vie de Loeb, et beaucoup plus facile de dire qu'il n'a plus le feu sacré, qu'il n'a plus rien à dire, qu'il est cassé. Après le décès de Sam, Jeph Loeb passe un certain temps a écrire des histoires dédiées à son fils.

Jusqu'en 2008, Loeb est occupé par ses responsabilités d'auteur et producteur à la télévision. Les méchants trolls de l'époque (oui oui je suis dedans) sont partagés entre le plaisir de le voir quitter les comics, et le doute quant à ses qualités d'auteur de TV. Ses épisodes de Lost sont loin d'être les meilleurs, ses Smallville ne déchaînent pas les passions, et on se souviendra notamment la saison 2 de Heroes qui a vu la qualité se la série chûter plus vite qu'un Hiro Nakamura peut dire "YATA !". A sa décharge, presque 10 ans plus tard, la série a souffert de la grève des scenaristes de la Writers Guild of America (WGA) en 2007. N'oublions pas que la série Heroes a été nominée pour un Emmy, pour un prix de la WGA, pour un Golden Globe, et qu'elle a gagné un People's Choice Award.

En 2008, Loeb est remercié de Heroes et revient en force chez Marvel sur Hulk vol.2 avec son compère Ed McGuinness (avec qui il avait déjà réalisé Superman et Superman/Batman). Ensemble ils créent alors ce que je pense être le gimmick le plus débile des 10 dernières années : le Red Hulk, ou "Rulk" pour les intimes. Ah, comme j'ai pu hurler après Loeb sur cette série... Et pourtant. Force est de constater que Loeb sait ce qu'il fait, même si je n'aime pas forcément ce qu'il fait. Superman/Batman: Public Ennemies s'est très bien vendu et a été adapté en dessin animé en 2009, Hush continue sa carrière et l'arc est régulièrement cité dans les incontournables des albums sur Batman (coucou), et le Red Hulk a aussi eu une carrière impressionnante : sa propre série par Jeff Parker, une place chez les Avengers de Brian Bendis, leader d'une équipe de Thunderbolts avec le Punisher et Deadpool...

Et donc, voici qu'en 2010 Loeb est nommé chef, boss, grand Manitou, frômage de tête de la branche TV de Marvel. Dans un premier temps, son influence ne se fera pas vraiment sentir : à l'époque Marvel vend essentiellement des licences pour des séries animées comme X-Men: Evolution, la série Spider-Man de MTV, ou Fantastic Four: World's Greatest Heroes (réalisée par le studio français MoonScoop avec M6). Ces séries sont très librement inspirées du matériel original. Et puis petit à petit, les licences arrivant à expiration, Loeb avance ses pions et on voit sortir de nouvelles séries animées beaucoup plus respectueuses des comics : The Avengers: Earth's Mightiest Heroes (2010), Ultimate Spider-Man (2012), Hulk and the Agents of S.M.A.S.H. (2013). Et depuis Avengers en 2012, un vrai univers TV se dégage : Agents of S.H.I.E.L.D., Agent Carter, Daredevil, Jessica Jones, Luke Cage...

C'est le visionnage de la saison 2 de Daredevil sur Netflix qui m'a permis de mettre le doigt sur la touche Loeb, et de revoir mon opinion sur une partie de sa carrière. Jeph Loeb a un vrai amour du comics. Contrairement à David Goyer ou Greg Berlanti qui officient beaucoup pour le compte de DC, Jeph Loeb a un réel amour de la continuité des comics et tente de la faire respecter dans les adapatations. Beaucoup de producteurs voient les comics comme une casse automobile, où ils sont libres de prendre les pièces détachées qui peuvent se revendre à bon prix et de broyer le reste. Loeb, lui, comprend ce qui marche et ce qui ne marche pas dans les comics. Si le run de Garth Ennis sur le Punisher est si sous-jacent dans cette deuxième saison de Daredevil, ce n'est pas un hasard. Loeb a mis de côté son égo d'auteur, il a reconnu dans le travail d'un confrère la synthèse parfaite d'un personnage et a sû convaincre un studio de production de reprendre une recette efficace sans trop la modifier, pour bâtir l'histoire suivante. C'est l'essence même d'un bon auteur de comics. Jeph Loeb fait beaucoup moins de bruit que Kevin Feige avec son Marvel Studios et ses milliards de dollars de recette. Il réalise pourtant un travail important. Il cultive l'amour des comics chez les plus jeunes, en leur faisant découvrir les meilleurs moments de la continuité Marvel.

Posté par Leto le 21/03/2016